I vous connaissiez mon petit S ami Blaise, vous I'aimeriez tout de suite. Premiérement il est beau. C’est quelque chose d’¢tre beau. C’est un don, c’est une force méme, car d’instinct, la beauté attire, et non seulement les yeux mais aussi le cceur. Elle vous fait ressouvenir de Dieu, de qui tout don parfait descend, ct vous donne la nostalgie du para- dis perdu ou tout devait étre beau et pur. Je sais que pour ma part, a chacune de mes deux materni- tés, jai passionnément désiré que mon enfant fat beau, et une de mes joies les plus pures est de contempler mes fils, quand le doux sommeil de I’enfance fait de leurs formes et de leurs attitudes aban- données de beaux marbres vivants. Mais revenons 4 mon petit ami Blaise. Il est beau, ai-je dit. En- suite, il est intelligent. Je le sais aimé de sa famille et de ses pe- tits camarades a qui il rend de tout cceur leur affection. Voila, me direz-vous, un heureux gail- lard, bien loti et bien armé pour affronter les luttes de I’existence ! C’est aussi mon avis, ou du moins, c’était mon avis, jusqu’au jour ou Je découvris le handicap dans la vie de Blaise. Javais toujours cru celui-ci uniquement préoccupé (sans qu’il s’en rendit compte — dame! il n’a que dix ans!) de bien joulr de la vie, c’est-a-dire heureux, confiant et ayant bon appétit a table comme au jeu. -.Et je me trompais! Blaise avait un secret dans sa petite vie, une souffrance qu’il ressassait en secret. Je découvris la chose bien inopinément et voici comment : Et quittant les parents de Blaise un certain apres-midi pour ren- trer chez moi, je crois discerner, au pied d'un gros pommier du verger, la silhouette bien connue du fils de mes amis. Pensant P’a- muser, je fais sans bruit le tour du gros arbre, mais au moment de crier : « Coucou! », japer- cols un pauvre petit visage dé- solé et deux mains tourmentées qui arrachent I’herbe a poignées ! J’appelle alors doucement Blaise ! L’enfant se retourne, me recon- nail et fait, pour me sourire, des efforts qui me touchent. L’instant d’aprés, je suis assise prés de lui, et, dans mon désir de connaitre, pour la soulager si je le puis, cette grosse peine cachée, je joue le tout pour le tout: — Alors, mon ami Blaise ? Ce gros chagrin dure toujours ? NOVEMBRE 1947 — = — | TH in I ] peo Vd) rg Le handicap Un regard interdit, puis irrité, et une phrase qui me laisse toute abasourdie : — Pourquoi m’appelles-tu tou- jours Blaise ? Tout Paprés-midi tu m’as appelé comme ¢a; jen ai assez a la fin! J’avoue que je m’attendais a tout sauf a une réplique de ce genre! — Mais... mon petit, balbutiai-je, comment veux-tu donc que je t’ap- pelle ? — Tout le monde m’appelle Bi- chon! dit-il presque violemment, C’est quand méme trop béte de m’appeler d’un prénom aussi stu- pide ! Et des larmes viennent mouiller le beau regard bleu. Je demeure un instant interdite, puis dans un éclair je comprends tout. Blaise souffre du prénom déemodé qu’il porte et cette souf- france, il en sent laiguillon cha- que fois qu’il entend les syllabes détestées ! Et moi qui, par horreur des surnoms, ne I’appelle gu’ainsi ! Comme il doit m’en vouloir ! Mais il est temps de vider cet abces risquant d’empoisonner, peut-étre a tout jamais, la vie du cher gar- connet. Je pousse une pointe : — En voila du souci pour peu de chose! Qu’est-ce que cela peut bien te faire de t’appeler Blaise, Séraphin ou Croquignole 2 Pourvu qu'on ne t’appelle pas trop tard a la soupe ! dis-je en lui prenant le menton d’un geste amical. Mais I’enfant demeure fermé ; le mal est réel. Je poursuis : —N’y a-t-il que moi qui emploie ton prénom ? | | Un hochement de téte affirma- tif fixe pour moi ce point impor- tant. Plus a4 mon aise, je peux porter le grand coup ! — Je connais quelqu’'un moi, qui serait pourtant si heureux de s'appeler Blaise, dis-je, le regard lointain, s§’il savait.., Un brusque mouvement de sur- prise, un regard interrogateur. Je fais mine de ne m’apercevoir de rien. — Oui, quelqu’un qui saurait pourquoi sa maman a choisi avec tant de soin un prénom dont les lettres qui le composent se pré- tent a dire de si belles choses ! Je risque un ceil du coté de Blaise. C’est a son tour d’étre ahuri. Je me rapproche de lui. Prestement, jai tiré de mon sac a main un morceau de papier et un crayon. Jy inscris les unes au- dessous des autres les lettres du prénom si détesté et je questionne : — La lettre B ne te dit rien ? Blaise n’a pas encore saisi. Je aide. — Eh bien, cherchons ensemble quelles sont les qualités qui com- mencent par B, La figure de mon petit ami s’é- claire. II adore les devinettes ct celle que je lui propose Iintéresse au plus haut point. — Brave, dit-il, bon, bienveil- lant, bienfaisant... — Bien. Retenons la deuxiéme, veux-tu ? Et inscrivons-la en face de la lettre B. Et maintenant, L ? Blaise a compris le jeu. Comme tout de suite il s’y passionne! Et intérieurement je me félicite d’a- voir trouvé le bon bout ! Le jeu terminé, Blaise prend le bout de papier comme un vain- queur son trophée et le contemple, ne pouvant en détacher ses yeux. Voici ce qu’il a réussi : B on L oyal A imant I ntégre S erviable E nthousiaste Sympathique, n’est-ce pas ? — Vois-tu, cher enfant, repris-je (décidée a consolider ’édifice en- core branlant), tu n’as pas a rougir du prénom que tu portes. Mainte- nant que tu en connais la compo- sition intime, chaque fois que tu t’entendras appeler par ton nom, dis-toi bien que c’est comme si tu recevais un bouquet composé des plus jolies qualités du monde ! Et puis, dis-moi, plus d'un grand homme s’est appelé Blaise! Qui songerait a rire en prononcant par 13